• La sauterelle

    Jules Renard

    La sauterelle - Jules Renard


    Serait-ce le gendarme des insectes ?
    Tout le jour, elle saute et s’acharne aux trousses d’invisibles braconniers qu’elle n’attrape jamais.
    Les plus hautes herbes ne l’arrêtent pas.
    Rien ne lui fait peur, car elle a des bottes de sept lieues, un cou de taureau, le front génial, le ventre d’une carène, des ailes en Celluloïde, des cornes diaboliques et un grand sabre au derrière.
    Comme on ne peut avoir les vertus d’un gendarme sans les vices, il faut bien le dire, la sauterelle chique.
    Si je mens, poursuis-la de tes doigts, joue avec elle à quatre coins, et quand tu l’auras saisie, entre deux bonds, sur une feuille de luzerne, observe sa bouche : par ses terribles mandibules, elle sécrète une mousse noire comme du jus de tabac.
    Mais déjà tu ne la tiens plus. Sa rage de sauter la reprend. Le monstre vert t’échappe d’un brusque effort et, fragile, démontable, te laisse une petite cuisse dans la main.

    P.S : Jeune enfant ne t’avise pas d’écouter l’écrivain et de faire inutilement souffrir un animal ! Observe la sauterelle sans y toucher.(margareth)

    La sauterelle - Jules Renard

    La sauterelle - Jules RenardLa sauterelle - Jules Renard


    votre commentaire
  • Le Pot à lait de Mademoiselle 

     

    Le pot à lait de MademoiselleAutrefois nous avions une répétitrice à domicile, Mademoiselle, qui venait chaque soir à la maison pour nous faire réciter nos leçons et surveiller nos devoirs. Elle mettait à profit les jeudis et les vacances pour compléter notre programme scolaire par une série de dictées, exercices grammaticaux, lectures, qu’elle concoctait à notre intention. Très autoritaire, Mademoiselle ne tolérait aucun écart de conduite. Sous sa férule nous courbions docilement l’échine.

    Cependant, une fois ou deux par semaine, elle nous envoyait à tour de rôle chercher du lait jusqu’à une ferme située à la sortie du bourg. Dans une telle atmosphère de contrainte, cette escapade nous tenait lieu de récréation. Nous appréciions ce  moment de liberté.

    Mais sans doute Mademoiselle trouvait-elle trop commun le bidon d’aluminium dont se munissait la ménagère ordinaire (à moins qu’elle n’eût redouté que le métal ne corrompît le goût du lait) ? Car elle nous le faisait transporter dans un pichet de céramique. C’était un pot ventru au toucher satiné que nous tenions à la fois par l’anse et par le fond afin de ne pas perdre une goutte de son contenu ou, pire, de le lâcher.

    La ferme était une vieille bâtisse sans étage, à demi-enfouie sous les pampres, qui s’étirait entre la route et un jardinet au-delà duquel s’étendaient des prairies. Des vieillards, frères et sœurs tous célibataires, nous accueillaient, assis dans une sorte de couloir sombre où une longue table appuyée contre le mur tenait lieu de comptoir. Nous y déposions le pot. L’un d’eux se levait avec des gestes cassés puis le remplissait après avoir puisé une mesure dans un grand bidon métallique.

    Au retour la charge donnait à notre démarche un air de suffisance qui ne nous ressemblait guère. Aux beaux jours nos pensées s’envolaient vers la campagne émaillée de fleurs. L’hiver nous suivions le chemin des lampadaires dont la lumière parcimonieuse nous guidait à travers la nuit tôt tombée.

    Aujourd’hui le pot à lait de Mademoiselle orne l’une de mes étagères. Parce que je sais qu’il est là, animal pansu, gardien de ma mémoire, je l’oublie souvent.


    2 commentaires